Lola S. 29/04/2016

La précarité est aussi amoureuse

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Et si nos relations amoureuses étaient les mêmes que notre rapport aux consommables ? On casse et on jette puis on rachète. Comme chez IKEA. Récit d'une précarité amoureuse.

Il y a quelques temps, sans que je ne m’y attende et sans aucun rapport avec la conversation de départ, ma mère me lance : « Tu sais ma fille, nous à l’époque, quand on cassait un vase, on récupérait les morceaux et on essayait de le recoller. Vous aujourd’hui, quand vous cassez un vase, vous courez chez Ikea et vous en achetez un autre. »

Tout est devenu consommation

Je vous laisse imaginer mon fou rire, ma mère étant en plus une spécialiste des punchlines de ce genre. Pourtant, sur le chemin du retour chez moi, je me suis arrêtée en plein chemin repensant à cette phrase. Un sentiment très étrange m’a noué la gorge. Elle avait en réalité mis le doigt sur un point très sensible.

Aujourd’hui, tout est devenu consommation et consumérisme et ce, toujours dans la précarité. On n’a plus une carrière, on accumule des boulots. On s’en défait facilement, ou il nous met à la porte sans prévenir. On n’a plus aucun attachement, à sa maison, aux présents. On déménage tous les deux ans, on jette facilement. On consomme absolument tout. Le travail n’est plus cette activité censée conjuguer ses valeurs, ses passions et son projet de société. Ce n’est plus une fin mais un moyen. Un moyen de remplir le frigo, de payer le loyer et d’essayer de boire deux ou trois verres dans le mois avec ses potes.

Pourtant quand j’ai fait le point sur le plan social, je me suis rendu compte que nos relations « amoureuses » étaient tout aussi précaires et sans pérennité. Pourtant pas que je ne le veuille, tout ce qui a pu s’offrir à moi était toujours bancale, sans avenir. Je me suis rendu compte au fil du temps que les gens se sont construit une carapace anti-amour. Un rempart pour ne pas tomber amoureux. Prendre du plaisir, s’enivrer un peu, mais rester pragmatique. Faut pas déconner non plus.

« Je ne veux pas m’engager avec toi »

« Se mettre en couple ? Mais pour quoi faire ? J’ai pas envie de m’engager ! »

La plupart des gens que j’ai rencontrés se cachaient derrière une soi-disant liberté. Comme si essayer de partager un bout de chemin, de vie avec quelqu’un, c’était se mettre en laisse.

J’ai connu trois grandes histoires qui m’ont marquée. La première fois que je suis tombée amoureuse, j’avais 20 ans. Il venait d’ouvrir un café associatif et j’étais tombée dessus par hasard, en cherchant un restaurant qui cuisine végétarien et il se trouvait que c’en était un. Il s’est passé plusieurs mois avant qu’on ne se mette ensemble. Mais après cela, tout se passait bien. Plus les semaines passaient plus j’étais amoureuse. Nous avions une vie sociale remplie, des amis et des couples en commun que nous fréquentions le weekend. Nous avons passé un été heureux. L’automne a vu arriver les premières disputes mais je me sentais plus forte à chaque réconciliation. L’hiver lui, a eu raison de nous.

Au mois de février, quelques jours après un enterrement, il m’a quittée. Il m’a dit : « Je suis désolé, je ne suis pas amoureux et je ne veux pas m’engager. » Le jour de l’enterrement, j’avais déjà le pressentiment d’enterrer cette relation, les choses commençaient à valser, et cela s’est confirmé. Quelques semaines plus tard, je croise un ami qui me demande si je serai à la soirée chez Caroline et Ilan. Il s’était installé avec une fille entre temps. Et là, j’ai compris que ce n’était pas qu’il ne voulait pas s’engager. Il manquait une partie de la phrase. Ca signifiait en réalité « je ne veux pas m’engager avec toi ».

Relation exclusive.

Nous sortions avec la même personne

Les mois ont passé, à essayer de faire le deuil de ma relation et de me reconstruire. Le printemps et l’été avaient heureusement été là pour m’aider à me sentir de nouveau forte et épanouie. Un nouveau coup de cœur s’est présenté à ce moment-là. Je faisais mes premiers pas dans l’éducation nationale comme emploi d’avenir professeur et ma tutrice m’a conseillé d’aller assister dans mon temps libre aux cours d’un jeune prof de Lettres.

C’est là que tout a commencé. J’étais séduite par absolument tout ce qu’il dégageait. Nous sommes sortis ensemble. Le jour de la fête du lycée, comme un vaudeville, nous étions deux à chercher le même amoureux. Après quelques heures, nous avons compris que nous sortions, la surveillante et moi avec la même personne. Nous l’avons toutes les deux quitté. Quelques semaines plus tard, nous avons appris qu’une troisième copine se trouvait à Paris, avec qui il sortait aussi en même temps. Non rancunière, il est revenu dans ma vie et a fini par me quitter me sortant la même excuse que mon premier amour. Il n’était pas amoureux et ne voulait pas s’engager.

Relation prétendue exclusive mais en réalité absolument libre, sauf qu’il était le seul à l’avoir décidé.

Un jumeau, une âme soeur, un alter ego

Le troisième est le plus beau et le plus intense des coups de foudre que je ai connu. Je l’ai tout de suite reconnu. Un jumeau, une âme sœur, un alter ego. Nous avions le même humour, nous partagions les mêmes valeurs, les mêmes intérêts. Je crois l’avoir aimé dès le premier instant. Nous nous sommes longtemps cherchés. Le problème est que lui était déjà en couple et depuis très longtemps.

Cette fois, j’étais consentante. Tout ce que je voulais, c’était passer du temps avec lui. Prendre et vivre tout ce qui s’offrait à moi. A nous…  Je suis donc devenue la maîtresse de cet homme. Nous ne vivions pas dans la même ville. Et quand nous n’étions pas ensemble, la correspondance était quotidienne. Aussi indépendante que j’étais, je ressentais le besoin d’être en lien constant avec lui. Sentir sa présence et me laisser submerger par toute la boule d’énergie et de passion qui nous entouraient. Chacune de nos retrouvailles était une explosion dans mon ventre. Je frissonnais à chacun de ses regards, à chaque fois que ses doigts effleuraient le moindre petit centimètre carré de ma peau. Nous avions des discussions enflammées sur tous les sujets. Même nos points de discorde me remplissaient de bonheur et d’excitation. J’étais admirative de ses qualités et attendrie par ses défauts. Je me suis sentie belle à ses côtés. Je me suis sentie vivante.

Malgré la sincérité de cet amour passionné, parfois la réalité se ramenait à moi. Je n’étais que la maîtresse… Ce n’était pas avec moi qu’il rendait visite à ses amis, à sa famille. Ce n’est pas moi qu’il retrouvait le weekend, ce n’est pas moi qui partait en vacances avec lui une fois en congés. Je n’étais que l’amour de seconde zone. La fille de l’ombre. La fille avec qui il faut quand même garder une distance de sécurité d’un mètre dans la rue, même si parfois nous étions pris de pulsions brûlantes : le baiser volé dans la rue, ma main dans la sienne pour un moment d’éternité que nul ne saurait ou ne pourrait défaire… J’étais la fille que personne ne connaissait, dont personne ne supposait l’existence.

Je la préserve en prenant soin de lui

J’avais souvent l’envie de crier à la face du monde ce que je ressentais, ce que je vivais. Etre fière de marcher dans la rue à son bras et qu’il me présente aux gens comme celle avec qui il partage sa vie. Mais tout ça n’est qu’illusion et reste du pur fantasme. C’est le seul qui m’a dit qu’il m’aimait, mais je ne le croyais pas. Je ne comprenais pas comment il était possible d’être véritablement amoureux de plusieurs personnes. Il y a des degrés, des échelles, des intensités différentes.

Je me suis parfois fait des projections,  je me suis imaginée officialiser, mais la réalité revenait bien vite. Personne ne veut de la précarité, alors comment quelqu’un d’engagé pourrait-il renoncer à son standing de quarantenaire qui a réussi sa vie pour une jeune femme instable sans le sou…

Des histoires de maîtresses aimées et choisies je n’en connais pas. Pourtant je m’accroche pour la simple et bonne raison que je l’aime. Que j’aime le vertige de cette relation. Que par peur de le perdre, je préserve cette relation des curiosités, que malgré un caractère explosif je me fais discrète pour que sa compagne ne le sache jamais et que ses amis ne se doutent de rien. Parce qu’au final, je sais que sans moi, rien ne changera dans sa vie, mais sans elle, il n’y aura plus de nous. Cette femme ne me connaît pas, ne sait même pas que j’existe, pourtant j’essaie de faire en sorte de la préserver en prenant soin de son compagnon, en essayant tant bien que mal de le rendre heureux, en l’empruntant un peu.

Relation non exclusive et délibérée avec des rêves inavoués.

 

Voilà la réalité à laquelle sont confrontés quelques-uns d’entre nous. Précarité financière, précarité alimentaire… précarité amoureuse !

 

Lola, 23 ans, étudiante en ethnologie, Aix-en-Provence

Crédit photo Camille Cohendy

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