Nadjad M. 15/12/2014

Mon français est entre deux langues

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Originaire des Comores, j'ai adapté mon français à ma nouvelle vie en Ile-de-France. Parler « jeune », c'est devoir naviguer, au quotidien, entre différents registres, et les gens ne comprennent pas toujours.

« Wesh ma gueule ; bâtard ; pute ; enfoiré ; bravo Morray ; je la nique ; mon cul ; gros ; je la fume ; salope ; connard ; putain ma gueule,  m’en bas les couilles… » Tous ces mots font partie du lexique que beaucoup de jeunes utilisent dans leur langage. Avec mes potes, on se traite de bâtards, d’enfoirés… Parfois j’entends des copines se traiter de putes. Mais entre copines, c’est affectueux, ça ne renvoie pas à la vraie définition du mot. Sur Facebook, ces mots et expressions sont repris dans les commentaires. Des gens sont étonnés de nous entendre parler comme ça. Moi aussi, surtout au début…

Des mots qu’on ne trouve pas dans la vie de tous les jours

Je viens des Comores et j’ai appris le français dans les livres. J’ai passé mon bac littéraire et j’ai appris à chercher et à utiliser des mots qui ont de la valeur dans un sens littéraire. Au lycée, aux Comores, je traînais avec mon professeur de français. J’ai aussi travaillé dans un journal réputé pour son français soutenu. C’est comme ça que j’ai appris. Mais quand je suis arrivé en France, je me suis dit que je n’avais pas le bon dictionnaire. J’avais l’impression d’employer des mots qu’on ne trouve pas dans la vie de tous les jours, des mots comme, par exemple, extravagant, extirper… Je parlais un français qui s’écrit. Je faisais de la dissertation quand je parlais. C’est comme si tu débarquais aux Etats-Unis et que tu parlais l’anglais comme Shakespeare. Les gens se disent : « C’est quoi ce délire ? » (comme on dit aujourd’hui).

« Quand tu parles, on dirait un dictionnaire »

Alors j’ai essayé de changer. Aujourd’hui, on parle avec peu de mots pour se comprendre. On fait des petites phrases. Je me dis qu’on n’est pas là pour écouter des mots ou des temps de conjugaison que l’on n’a pas envie d’entendre dans la vraie vie. Il faut avoir au moins 40 ans pour parler ce langage-là, ou être à la radio. Je cherche souvent des mots en me demandant comment  dire les choses ? Est-ce que ce serait beau comme ça ? Mais quand j’utilise un mot particulier, mes potes s’étonnent encore. Parfois, ils me disent : « Quand tu parles, on dirait un dictionnaire. » Parce qu’on est jeune, il y a des mots qu’il faut utiliser. Si on parle aujourd’hui et qu’on n’utilise pas ces mots, on risque d’être jugé comme un mec à l’ancienne. C’est difficile de se tisser de bonnes amitiés, de se familiariser avec les jeunes de son âge si on ne maîtrise pas ce langage.

Entre deux langues

Je m’y suis mis et j’essaie d’avoir les deux registres. Mais ce n’est pas facile. Si je me trouvais devant mon professeur de français aux Comores, j’ai l’impression qu’il me tuerait, car j’ai enterré le français que j’écrivais. J’ai des amis aux Comores qui publient des poèmes. Quand je parle avec eux, ils me disent que j’ai changé de registre que je ne parle pas comme avant. Ils doivent penser que je ne cherche plus l’esthétique du langage, un langage correct, acceptable, que j’ai changé, que je me prends pour un caillera, que c’est fini pour la littérature, qu’il y a une perte…

C’est difficile d’avoir 20 ans et de parler comme ça.

 

Nadjad, 20 ans, étudiant en art du spectacle, Ile-de-France

Crédit photo Flickr CC Tim Green

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