Chloé B. 12/10/2016

Auto-entrepreneuriat : comment un grand média m’a arnaquée

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Chloé fait partie des centaines d’étudiants qui, au sortir de l’université et de leurs stages de fin d’études, ont été poussés à devenir « indépendants ». Un terme judicieusement choisi.

Le système est simple, efficace. Une entreprise emploie un stagiaire pendant quelques mois, lui faisant miroiter un poste fixe éventuel à la fin de ses études. Puis, quelques jours avant la fin du stage, elle lui parle des contraintes budgétaires qui l’empêchent de créer un poste. « Quel dommage, vraiment, tu correspondais tellement à nos attentes », vient-on alors dire au stagiaire. Ah moins que… « Tu sais ? Tu pourrais continuer à bosser pour nous en créant ton auto-entreprise ! Cela prend cinq minutes sur Internet, tu peux choisir ton domaine, tes horaires de boulot, et bénéficier d’aides qui te permettent de ne payer que 5.5% de charges au lieu de 22.9% ! C’est tout bénef pour toi ». Et voilà, le piège se referme.

Indépendant, sur le papier

Faites miroiter à un jeune diplômé du travail, un gagne-pain, et l’indépendance par-dessus tout, vous aurez sa pleine et entière attention. Mon diplôme de rédactrice en poche, j’ai passé quelques mois en stage au sein d’un grand média populaire, écrivant des articles pour l’un de ses sites web. Après un séduisant discours de ma supérieure, une petite bonne femme d’une cinquantaine d’années tout sourire, aux lunettes colorées et aux tenues irréprochables, j’ai foncé sur le site autoentrepreneur.fr pour créer mon entreprise. Parce que c’est bien de cela qu’il s’agit : une entreprise.

On demande à des jeunes diplômés de créer une entreprise à 23 ans, sans la moindre formation en gestion, comptabilité, administration. Vous trouvez cela normal ?

Bien-sûr, j’étais indépendante. Sur le papier. Car en réalité, c’est l’entreprise qui fixait les tarifs de mes articles. « On ne prend pas au-dessus de cette somme, donc évite de la dépasser en termes de frais », me précisait la rédactrice en chef en réajustant ses lunettes oranges. Les thématiques abordées étaient également choisies pour moi.

De plus, je devais chercher les images adéquates et mettre moi-même en ligne les articles après les avoir relus et travaillé la syntaxe. Ça, ce n’était pas payé : « Ca prend cinq minutes », argumentait la rédactrice en chef, comme si elle chassait une mouche avec un vague mouvement d’épaule. Pour 40 articles, cela faisait tout de même trois heures de travail non rémunérées.

Des heures au téléphone à régler des détails administratifs

Et c’est là que la spirale infernale commence vraiment. On n’a d’indépendance que sur le papier, que pour payer nos charges et gérer notre trésorerie ou nos galères administratives. Mais quel contrôle sur les missions, sur la rémunération ? Aucun.

Très vite, les problèmes administratifs prennent le relais : notre aide pour payer peu de charges est refusée, des papiers manquent pour la sécurité sociale, des organismes que l’on ne connait pas nous réclament de l’argent suite à un problème d’inscription…

J’en ai passées des heures au téléphone à régler des détails administratifs incompréhensibles avec un interlocuteur de mauvaise foi qui me renvoie vers le site internet parce qu’il ne « peut pas me répondre de vive-voix ». La lourdeur administrative peut vite se révéler un véritable obstacle pour des jeunes diplômés sans expérience ni préparation.

Au bout de quelques temps, on m’a demandé d’arrêter d’écrire sous mon vrai nom, pour le remplacer par celui des salariés de la boîte qui me passaient les commandes d’articles. « Ne t’inquiète pas, ça ne change rien pour toi, tu as déjà beaucoup d’articles à ton nom », martelait la rédactrice en chef. « Ce sont les nouvelles règles du site », ajoutait-elle, l’air bien moins convaincue.

A côté de ça, les délais de paiement de mes prestations étaient de moins en moins respectés. J’ai eu beau mettre une date butoir de paiement, comme pour toute facture : plus respectée.

Ce n’était plus un ou deux jours de retard, mais une semaine, dix jours, un mois… Les retards s’accumulaient, j’avais du mal à joindre les deux bouts, à payer mon loyer, et je devais encore débourser de l’argent pour mes charges. « On a des problèmes de compta, c’est temporaire, ça va se régler », m’a rapidement expliqué la rédactrice en chef dans un mail bref et sec, suite à ma troisième relance de la semaine.

Bien sur que j’ai craqué !

Les commandes d’articles, autrefois fixées un mois à l’avance pour que je puisse m’organiser, sont passées à une semaine ou deux. Puis à quelques jours. « Tu peux me faire 6 articles pour demain après-midi s’il te plait ? C’est urgent », me demandait l’une des salariées de l’entreprise. Tout d’un coup, je n’ai plus eu de réponses de la rédactrice en chef. On m’a dit qu’elle était « partie ». Je perdais mon principal interlocuteur.

A ce rythme-là, bien-sûr que j’ai craqué !

Quand les retards de paiement atteignent quatre mois, que l’on me fait culpabiliser en me reprochant de harceler le site, moi qui ai le malheur de réclamer mon salaire pour pouvoir vivre, je décide que ça suffit.

Sans prévenir, j’ai été clore mon auto-entreprise en quelques jours. Il aura fallu plus de quatre mois pour que je récupère le paiement de toutes mes prestations.

Bien évidemment, je ne critique pas les nombreuses personnes qui, chaque jour, s’épanouissent dans leur auto-entreprise et réussissent à en vivre.

Cependant, pour qu’une auto-entreprise fonctionne, il faut de la réflexion, de la préparation, un accompagnement par des organismes professionnels.

En bref, l’inverse de ce que j’ai vécu.

Echec, désillusion, perte de confiance en soi…

Cette histoire, je le sais aujourd’hui, est loin d’être unique. Lors de tables rondes, j’ai pu échanger avec de nombreux jeunes qui, comme moi, ont été utilisés par de grandes entreprises.

Chacun ressent la même chose : échec, désillusion, perte de confiance en soi… et ce terrible sentiment de s’être fait avoir, alors que tout ce que l’on voulait, c’était travailler.

Faire ce pour quoi nous avons passé cinq ans à l’université. Parce qu’entre le chômage, la précarité, et les sombres perspectives d’avenir qui semblent s’offrir à nous, non messieurs les patrons : nous les jeunes, on n’a pas besoin de se faire enlever notre confiance en nous, et d’être traités d’une telle manière.

Alors messieurs les patrons, les décideurs, les employeurs : arrêtez de nous plonger dans la précarité pour ne pas payer de charges salariales.

Arrêtez d’obliger les jeunes à créer une entreprise sans la moindre formation, pour vous éviter la paperasse et les frais d’embauche.

Arrêtez de nous traiter moins bien que vos salariés, alors que vous ne nous versez pas de salaire. Arrêtez de nous mentir, pour mieux nous enfoncer dans la misère et nous abandonner dès que vous n’avez plus besoin de nous.

Quant à vous messieurs les grands médias, vous souhaitez des articles de qualité ? Embauchez véritablement les professionnels, ou prenez la plume vous-même.

Chloé Botella, 24 ans, volontaire en service civique, Lille

Crédit photo Gratisography

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