Sharjeel JA. 19/06/2019

2/2 Changer de milieu m’a coupé du mien

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Sharjeel a grandi en banlieue. Au lycée, il a découvert un autre milieu en intégrant un très bon lycée de centre-ville. Et lui, il est qui ?

Lieu de naissance ? Vaulx-en-Velin. « C’est la tess’ là-bas ! », me dit un jour un conseiller bancaire, sur le ton de la plaisanterie. Plaisanterie qui en dit long sur une étiquette qui me colle à la peau et dont je ne peux me défaire totalement.

Quand je suis né, ma famille habitait à Villeurbanne, commune limitrophe de Vaulx-en-Velin. Villeurbanne est la deuxième plus grande ville du Rhône. Ma famille habitait dans le quartier dit du Marais, de l’autre côté du périph’. Rien à voir avec le Marais de Paris ! C’était plutôt un quartier isolé, loin de tout, plus proche de Vaulx-en-Velin et de ses quartiers peu réputés pour leur sécurité.

Je suis allé dans un collège de Vaulx-en-Velin. J’avais des a priori sur ce collège. Je me suis très vite rendu compte que j’avais tort ! Je me suis fait de très bons amis et je me sentais plutôt bien, aussi bien en cours qu’en dehors, où je partageais un environnement commun et des difficultés similaires aux leurs. Par contre, en seconde, j’ai intégré le lycée du Parc, un lycée prestigieux de Lyon qui a bâti sa réputation autour de ses excellents résultats au bac et de son large choix de classes prépas. J’étais loin de m’imaginer ce qui m’attendait.

Les professeurs étaient respectés par les élèves

Dès le premier jour, les profs nous montraient l’opportunité que nous avions de pouvoir étudier dans cet établissement. Et effectivement, j’étais encore plus motivé à travailler dur pour réussir. Mais mes espérances ont très vite été remises en question. Au collège, je n’appréciais pas le fait que certaines personnes justifient mes bonnes notes en disant que j’étais dans un établissement ayant des résultats moyens, voire mauvais. Beaucoup de mes camarades étaient peu enclins à travailler en cours et à progresser, préférant s’amuser à déranger les cours. La concurrence dans le cadre scolaire n’existait quasiment pas.

À l’inverse, les professeurs du Parc avaient une autorité respectée par les élèves : ils savaient que c’était leur devoir, ne dérangeaient pas les cours et ne se permettaient pas de parler aux adultes du lycée de manière non convenable. Et je n’étais plus le premier de la classe ! J’étais partagé entre la frustration de ne pas tout réussir et la possibilité, grâce au profil de mes nouveaux camarades, d’avoir des discussions profondes sur des sujets variés et une émulation certaine entre les élèves.

Les personnes que j’ai rencontrées au lycée étaient assez différentes de celles que j’avais côtoyées jusqu’alors. D’abord, leur manière de s’habiller : les vêtements de sport étaient… réservés au sport. Mes camarades de lycée portaient des jeans ou des pantalons colorés avec le bas retroussé en ourlet. Leur langage était également différent. Ils parlaient posément, un langage loin de l’argot que j’étais habitué à entendre.

Proches dans la ville, mais loin dans le mode de vie

J’ai également eu un « choc » en découvrant les appartements où ils vivaient. Le 6e, où est situé le lycée, est l’arrondissement « huppé » de la ville de Lyon. Parquet ou marbre au sol, moulures, décoration épurée… Je trouvais les appartements à l’image de mes camarades et de leurs familles : élégants, raffinés, le chic à la française ! Un plaisir pour mes yeux… Même l’extérieur était agréable à voir, entre les grandes portes des bâtiments et leurs halls pimpants, jusqu’aux balcons et terrasses qui offraient une vue sur les beaux quartiers et les hauteurs de la ville, très loin des cités HLM et de leurs barres d’immeuble en béton.

La plupart de ces lycéens avaient fait de nombreux voyages en France et à l’étranger. Régulièrement, ils s’évadaient dans des contrées que je n’avais vues qu’à la télévision. À chaque veille de rentrée, j’appréhendais la question : « Êtes-vous partis en vacances ? » Chacun y allait de sa part de rêve : ski, montagne, plage de sable fin du bout du monde, grande ville mondiale, village en Afrique ou en Asie… Quant à moi, je pense qu’ils finissaient par anticiper ma réponse : « Je suis resté à Lyon. » Je découvrais déjà beaucoup de mon propre pays en me rendant chaque semaine dans ce lycée : nous étions très proches géographiquement et pourtant très loin dans nos façons de vivre et de voir le monde. Par exemple, j’étais l’un des seuls – peut-être l’unique élève de ma classe – à ne pas avoir de parents cadres et à pratiquer une religion.

Petit à petit, j’ai adopté les codes

À la Toussaint 2016, je suis parti à Washington DC dans le cadre du programme Jeunes Ambassadeurs (JA). Certains JA sont fiers de parler de ce voyage auprès de leurs amis, de leur vendre une part de rêve et les inciter à postuler également. Moi, mes amis avaient déjà fait ce genre de voyage, certains avaient même été expatriés aux États-Unis pendant plusieurs années. Un ami du lycée m’a même dit, d’un air dégoûté, qu’il ne pourrait jamais participer à ce genre de programme parce que ses parents avaient des revenus trop élevés. Je n’ai pas su quoi répondre… Il avait notamment été expatrié en Asie, avait eu un chauffeur et une femme de ménage à sa disposition…

Petit à petit, j’ai adopté certains codes. Alors quand je rentrais chez moi, j’avais droit à différentes remarques de mon cercle familial et amical ou dans le quartier : « On dirait ma prof de français qui parle ! », « T’es au lycée du Parc ? Comment t’as fait ? Tu dois être un intello ! » Pour eux, j’avais déjà réussi et mon avenir était tracé. Ils ne se doutaient pas que je travaillais beaucoup mais que cela ne suffisait pas pour être parmi les meilleurs. Ces remarques m’obligeaient à réussir, une source de stress en plus.

« On dirait ma prof de français qui parle ! »

Je me suis vraiment coupé de mon quartier. La semaine, j’étais à l’internat et, le week-end, je profitais de ma famille. « Transclasse », je ne me sentais plus à l’aise dans cet environnement. De la fenêtre de ma chambre chez mes parents, je vois depuis toujours des jeunes tenir les murs ou en confrontation avec la police. Ce qui me chagrine, c’est de voir que certains d’entre eux, que j’ai connus, ne semblent pas vouloir se défaire des clichés qui font que nous sommes montrés du doigt. Mais je pense qu’il y a un réel problème dans la manière dont les habitants de banlieue sont pris en compte et considérés. Parfois, quand on me demande où j’en suis dans mes études et que je retourne la question, je sens la gêne de certains à me dire qu’ils n’étudient plus, et je me sens à mon tour embarrassé…

Je ne sais pas si ma famille se rend compte de ce que j’ai réellement vécu pendant ces trois années de lycée. Aller au théâtre, visiter des expositions, s’intéresser à l’art, tout cela de mon plein gré : c’est un monde différent qui m’a comblé intellectuellement. Je pense avoir su saisir ma chance et découvrir la réalité qui se cache derrière certains clichés : contrairement à ce qu’on me disait, mes camarades de lycée étaient ouverts d’esprit et je n’ai pas eu trop de mal à m’intégrer.

Mon milieu, j’en ai fait une force

Inversement, je pense m’être adapté et avoir montré que les jeunes comme moi ne sont pas forcément « différents » , mais il y a encore beaucoup à faire. On gagnerait tellement à connaître l’Autre ! J’ai fait l’expérience de deux milieux, mais rares sont mes camarades de classe qui, lorsque j’étais au lycée, ont réellement connu le mode de vie de personnes d’un milieu socialement et économiquement « inférieur ».

Avant, j’aurais aimé naître dans un autre milieu. Aujourd’hui, j’ai fait une force du mien. C’est aussi grâce à ce dernier que j’ai pu participer au programme Jeunes Ambassadeurs et rencontrer des personnes de qui je ne me sens pas différent, qui partagent des valeurs, des ambitions et des situations semblables aux miennes. Elles sont même des modèles d’inspiration pour moi. La motivation ne m’a jamais quitté. Je sais d’où je pars et où je veux aller. Ces deux milieux m’ont permis d’avoir une certaine ouverture d’esprit. Je ne sais pas si « réussir » aurait eu autant d’importance et de signification si j’étais né ailleurs.

Sharjeel, 19 ans, étudiant, Lyon

Crédit photo Unsplash // CC Nijwam Swargiary

 

La méritocratie, un concept trop réducteur

Les parcours de ces personnes transclasses sont trop souvent réduits « au mérite », c’est-à-dire aux efforts fournis pour sortir de leur milieu. Alors qu’il existe des obstacles systémiques à la réussite des plus défavorisés.

 

12 % des enfants d’ouvriers vont à la fac

17 % seulement des Français·es dont les parents n’ont aucun diplôme en possèdent un. Les enfants de familles considérées comme défavorisées ont cinq fois plus de risques d’être en difficulté à l’école que ceux venant de milieux aisés. Les enfants d’ouvriers et d’ouvrières ne représentent que 12 % des effectifs à l’université et 7 % dans les classes préparatoires.

 

Un sentiment d’illégitimité difficile à surmonter

Ceux qui réussissent à faire mentir ces statistiques partagent souvent le même sentiment d’illégitimité. C’est le cas de Nesrine Slaoui, journaliste diplômée de Sciences Po issue d’un milieu modeste, autrice du livre Illégitimes dans lequel elle raconte son parcours.

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2 réactions

  1. Transclasse ? Cela ne veut strictement rien dire.
    De ce que je lis vous n’exploitez personne, vous êtes un prolétaire.

  2. Merci d’avoir mis des mots sur ce que j’ai pu vivre sans réussir à exprimer ce paradoxe. Cette ambivalence qui nous caractérise est notre force.

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