Jeanne B. 24/10/2018

1/4 Ma vie sociale dépend du bus de 18 heures

tags :

Jeanne a grandi dans l'un des départements les moins peuplés de France. Pas facile d’avoir une vie sociale quand on a 16 ans et que les transports en commun sont quasiment inexistants.

Dans mon village de 800 habitants dans la Meuse, il y avait un coiffeur, une boulangerie, un tabac-épicerie, un bureau de poste, une école, un antiquaire, un stade de foot, une église, une salle paroissiale, une gare et… c’est tout. Autant dire qu’à 14 ans passés, j’avais largement fait le tour de ma commune et des alentours. Et il y avait moins de bus vers « la ville » dans toute une journée que de métros en dix minutes à Paris.

S’organiser une soirée ciné entre ami·e·s ou aller boire des coups en ville relevait de la mission impossible. Pas terrible pour développer une vie sociale. Mais, pour moi, cette situation était terriblement normale. La galère des transports, je l’avais acceptée. En même temps, c’était le cauchemar niveau liberté.

Enfant, mon école primaire était en bas de ma rue et mon collège dans le bourg voisin, mes ami·e·s vivaient tou·te·s dans un périmètre d’environ dix kilomètres. Je me souviens qu’à cette période-là, le top de la sociabilité, c’était d’aller au cathé à cinquante mètres de ma maison.

Je ne pouvais même pas rester papoter à la sortie

Arrivée au lycée, les choses se sont corsées. J’avais 15, 16, 17 ans et d’autres envies qu’à 7 ! Mon lycée se trouvait à Verdun, la plus grande ville du département, à trente-six kilomètres de mon village. Je m’entendais bien avec les gens de ma classe et je me réjouissais de rencontrer de nouvelles personnes. Problème : le dernier bus pour rentrer chez moi était à 18 heures et il n’y avait pas de transports le week-end, sauf le samedi matin.

Donc clairement, je n’avais ni le temps, ni la possibilité de nouer des liens avec eux. Eux se retrouvaient en ville pour boire des verres après les cours ou passaient du temps ensemble à l’internat. Moi, je ne pouvais même pas rester papoter devant la grille à la sortie de l’établissement. Je devais me dépêcher d’aller à la gare routière.

Bref, pour sortir en ville ou se rendre chez des ami·e·s qui habitaient un peu loin, je devais demander à mon père de m’emmener et de venir me rechercher en voiture. J’ai essayé, souvent. Mais la réponse était toujours : « Non. ». Faire deux allers-retours, soit plus d’une centaine de kilomètres, pour que je passe quelques heures ou une nuit quelque part, cela représentait beaucoup de temps et d’argent. D’autant que mes deux sœurs aînées avaient les mêmes envies. Que nous n’avions qu’une seule voiture et que ma mère ne pouvait pas conduire de nuit.

Pas de vie sociale, toujours dépendante de mes parents

Résultat : je passais la quasi-totalité de mon temps libre chez moi ou dans mon village. Les soirées bars avant mes 18 ans, je peux les compter sur les doigts de la main. Avant mes 19 ans, je n’ai assisté qu’à un seul concert. Je m’en souviens super bien, c’était Shaka Ponk sur les berges de la Meuse. Je ne sais plus par quel miracle j’avais atterri là. J’avais sûrement profité de la voiture de ma sœur. Elle qui entre-temps avait passé le permis, acheté un véhicule et déménagé dans une autre région.

Série 2/4 – 190 kilomètres parcourus chaque semaine : la mère de Lucie est devenue le chauffeur de la famille, car sans sa voiture, pas de cours ni d’activités !

Au premier plan, les mains d'une femme avec du vernis tiennent un volant de voiture. Au milieu de l'illustration, une petite bulle jaune contient une salle de cours avec des étudiants. Dans le fond en vert, on voit une moto sur une longue ligne sinusoïdale.

Si je voulais rendre visite à des ami·e·s, mon choix se tournait surtout vers mes potes de primaire et du collège. La plupart du temps, mes parents m’emmenaient. Sinon, je traversais la forêt à vélo jusqu’à chez eux. Si je voulais lire de nouveaux livres, il fallait que j’attende le samedi matin. C’était le moment où mon père partait au supermarché, dans la petite ville à neuf kilomètres. Je me glissais alors dans la voiture familiale. Et je profitais de l’heure et demie dont il avait besoin pour faire les courses de la semaine pour choisir mes livres. Pour mes autres activités, comme aller à la piscine et boire un verre avec mes ami·e·s, il ne restait plus que le mercredi après-midi, entre la fin des cours et le fameux bus de… 18 heures.

Jeanne, 25 ans, volontaire en service civique, Paris

Illustration © Merieme Mesfioui (@durga.maya)

 

Jeunes des villes, jeunes des campagnes

L’origine géographique, vecteur d’inégalités

Si la profession des parents affecte le parcours scolaire de leurs enfants, le lieu de vie joue aussi un rôle. 12 % des 17-23 ans issu·e·s de territoires ruraux considèrent leurs choix d’études supérieures comme ambitieux, contre près du double en agglomération parisienne. Les jeunes de petites communes rurales estiment avoir moins confiance en elles et eux que celles et ceux de la capitale.

Un sujet qui ne date pas d’hier

Les préoccupations des jeunes ruraux n’ont pas beaucoup changé en trente ans, comme le montre ce reportage de 1987. On y retrouve l’importance de la mobilité pour avoir une vie sociale, la rareté des infrastructures de divertissement et l’attachement au cadre de vie de la campagne. 

Sortir de l’ombre

Depuis fin 2021, les antennes locales de France Télévisions brossent treize portraits de jeunes qui ont grandi, comme 60 % d’entre elles et eux, loin d’une métropole. Dans les deux premiers épisodes de la série documentaire Jeunesse (in)visible, on rencontre Juliette, jeune aveugle, autiste Asperger et autrice de chansons, et on suit les ambitions de Malo, apprentie forgeronne et rêveuse. 

Partager

Commenter