Marine B. 07/07/2019

Ça y est, mon grand-père est vraiment vieux…

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Petit à petit, je vois les marques de l'âge s'imprimer sur le corps de mon grand-père. Du haut de mes 20 ans, je m'inquiète des conséquences émotionnelles et familiales de sa disparition.

Mon grand-père est un érudit, c’est une sorte de pater de la littérature. Le savoir traverse les époques, mais lui ne le fera pas. Il vieillit. Non, il est vieux déjà. Il n’entend plus vraiment, il ne marche plus vraiment, il n’est plus vraiment. Pourtant, ses yeux pétillent de ses lectures passées, respirent encore les pages jaunies. Spécialiste et traducteur de grands dramaturges, sa thèse portait sur la place du bouffon dans le théâtre. Et ça le passionne. Passion, passion, passion. Violence aussi. Violence de sa génération que je ne connais pas, violence de la campagne profonde et du manque avec lesquels il a vécus, violence indicible. Je le vois aujourd’hui, doux comme le coton, lent comme une locomotive laborieuse. J’imagine avec fascination le monstre terrible qu’il devait être, pour ses étudiants, pour ses enfants, en observant son innocence à présent. Sa faiblesse.

Un peu sourd, un peu infirme ; un peu là, un peu ailleurs. Son arrivée provoque systématiquement l’hilarité générale et les coups d’œil complices. Il ouvre la porte d’entrée avec fracas. La sonnette retentit une fois qu’il est déjà entré : sans entendre, on en oublie le temps d’attente avant que le carillon s’enclenche, on en oublie tout ce qui s’entend. Respiration sifflante, bruyante. Sourire timide, pourtant joie dans les yeux : enfants, petits-enfants, grande tablée. Solitude dans la mêlée, silence dans le broua-ha. Le voir me fascine : il m’apparaît comme un homme isolé sur une île, cherchant sans cesse à être sauvé mais refusant toujours de monter sur un bateau. Il me semble étrange et particulier d’être témoin de la fin de son autonomie. Sa présence a un goût doux-amer. Que le savoir puisse habiter un corps éphémère, périssable me semble absurde. Qu’il devienne le centre des rires, comme le bouffon des tragédies de sa thèse, me semble être l’ironie de sa vie.

Mon grand-père me renvoie à ma jeunesse

Je le vois vieillir et souvent, j’ai la froide constatation que tout semble vain. J’ai peur de ne pas être heureuse, là, maintenant, comme il semble presque me l’ordonner :  « Profite » ; peut-être en grapillant de la jeunesse par procuration dans mes récits. J’ai du mal avec ses discours figés, ses avis tranchés. Mais son âge semble justifier qu’on ne s’oppose à lui que rarement. Comme si le débat était vain, mort-né. J’en tire le signe que je ne le considère déjà plus exactement comme une personne. Un échange ne serait pas fructueux, alors il n’y a pas d’échanges, sauf sur ce qui n’est pas essentiel. Je me dis que j’aimerais ne jamais être laissée à la surface des choses intéressantes. Je veux, surtout, ne jamais être aussi âgée et dans le même temps, j’aimerais vivre beaucoup plus longtemps.

L’Étrange histoire de Benjamin Button, vous connaissez, connaissez pas ? C’est un film de David Fincher (Fight Club, Seven, The Social Network) oscarisé trois fois, qui raconte l’histoire de Benjamin Button, « cet homme qui naquit à 80 ans et vécut sa vie à l’envers, sans pouvoir arrêter le cours du temps. » À voir absolument !

 

Chez moi, un décès prochain est toujours discuté en termes anesthésiés par la neutralité médicale. Ni mon père, ni ses frères et sœur ne laissent transparaître une tristesse : un décès est affaire de corps. Point. Sourire discret et empathique de mon père, soupir fatigué de ma mère. Je vis une sorte de balancement entre une neutralité, voire un léger amusement et une anxiété soudaine face à la réalité émotionnelle de ce qui se passe, là, devant moi, chaque jour.

De façon tout à fait égoïste, j’appréhende plus la fin de tout ce qu’engage la vie de mon grand-père que son décès. Est-ce que les liens familiaux tiennent aussi bien une fois que leur point d’origine, leur cause disparaît ? Je ne veux pas voir une dissolution lente, progressive des relations entre cousins. Quels étés si ce n’est chez mon grand-père ? Quel bord de mer ? Quelles retrouvailles, quels jeux ? Mes parents semblent insensibles au matériel auquel sont rattachés les souvenirs. Eux-mêmes ont vécu ce genre de détachement plus tôt. Pour moi, c’est terrible.

La langue, les fringues, la technologie… Lamine observe les décalages avec ses parents. Et ça l’amuse. Entre mes parents et moi : un gouffre générationnel

Assister à la fin de vie d’un proche semble une expérience normale. Normalité d’appréhender une fin. Et malgré cette appréhension, il y a presque une douceur dans cette vieillesse qui s’étire et se prolonge, comme ces fleurs qui fanent sans tomber de la tige, drapées dans leur honneur. Mon grand-père n’est pas différent. À quel moment a-t-il perçu qu’il prenait de l’âge alors que les pièces de théâtre qu’il aime tant n’en prenaient pas ?

Je le regarde, lui, se regardant vieillir. Je souris. Lui aussi. C’est l’histoire d’un homme qui tombe de 80 années de vie. Au fur et à mesure de sa chute, il se répète sans cesse pour se rassurer : « Jusqu’ici, tout va bien… Jusqu’ici tout va bien. » Et il a raison. Jusqu’ici, tout va bien.

 

Marine, 20 ans, étudiante, Paris

Crédit photo Unsplash // CC Jana Sabeth Schultz

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1 réaction

  1. « Je le vois aujourd’hui, doux comme le coton, lent comme une locomotive laborieuse. »
    « … comme ces fleurs qui fanent sans tomber de la tige, drapées dans leur honneur. »

    Tu écris très bien. Un héritage qu’il te laisse ?

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