Solène A. 03/06/2016

Vivre, grandir… et perdre son identité

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Les émotions, le naturel, la nature... C'est en général de la vie que nous parle Victoria, 19 ans, dans ce témoignage plein de poésie.

Silence. Dans la ville qui ne dort jamais. Dans la ville aux mille bruits. Rien ne sort de cette bouche grande ouverte.

Pourquoi s’interdire de pleurer ?

Une peau, de la chair et un costume empilés prennent place au milieu des centaines d’autres cadavres vivant dans ces boites de conserve, ces machines inhumaines contribuant à perdre tout habitant dans sa propre demeure. Perdu dans un tas d’égoïsme, de peurs, d’habitudes, le Soi ne se réveille plus. Pouvoir crier, pouvoir perdre les codes imposés contre notre volonté dès l’enfance. Tous ont disparu le jour où ils sont nés. On peut s’étonner de voir comment avec l’âge tout tend à faire disparaître notre identité. Ceux qui tentent de lutter se perdent dans un conflit permanent. Ceux qui tentent de lutter sont des fous. Les enfants s’expriment de manière exubérante. On les pardonne, car ils n’ont d’autre moyen d’expression que ce théâtre. Alors tous les outils leur sont offerts avec un grand sourire, les outils avec lesquels ils construiront leur propre mur, leur nouveau visage.

Où est le vrai dans l’hypocrisie de ces sourires ? J’ai vu une exposition de bébés en pleurs de Jill Greenberg, photographe américaine. C’est un enchaînement d’émotions à l’état pur, des émotions qui ne sont pas cassées par des habitudes et des mots. Ce sont des humains qui ne peuvent pas parler et qui, pour s’exprimer, déforment leur visage par les pleurs. Il est beau de voir que chacune de ces expressions est absolument particulière. Pourquoi est-ce qu’en grandissant, on m’a interdit de m’exprimer de cette manière ? Obligée à toujours préférer les mots quand pourtant ils étaient impuissants ? Je me suis sentie forcée de cacher mes sentiments pour imiter un comportement. Mais je n’ai pas voulu être un pantin et je continue à n’aspirer qu’au naturel. J’aime les pleurs, qui ne cachent pas, mais ouvrent vers la richesse d’un monde intérieur.

Je continuerai à chanter dans la rue

Entassés avec le bétail que nous sommes nous-mêmes, il nous faut obéir à la loi universelle : avancer pour survivre, s’occuper pour oublier l’indifférence. Tout passe si vite et l’oubli s’installe si facilement dès qu’un instant meurt. Le temps bloque tout sur son chemin : les souvenirs, les désirs, les sentiments. Il est un devoir de vivre sans être, d’attendre que la mort vienne comme les animaux dans leur cage attendent l’heure du repas. Puis s’éteindre comme les vagues dans la mer dont les formes jamais admirées disparaissent sans l’ombre d’un chagrin. Le chemin se fissure avant qu’un pied ne s’y pose et se détruit l’instant suivant. Le corps ne peut retenir le temps. Il le fait fuir, le fait tourbillonner en cyclone autour de lui. Comme le vent.

Couchée dans mon lit, je sais sans raison que le jour se lèvera bientôt. Les instants s’envolent bien trop vite et la vie disparaît comme la poudre dans le feu. Le temps balaye tout sur son chemin. Le cri strident du réveil me sort de mon sommeil et déjà je me lève. Déjà j’oublie. La naissance et la vie ne sont qu’un même fragment d’éternité.

Je marche pour oublier, pour oublier que je me suis oubliée dans le paraître. Pour appartenir, il faut imiter. Il faut être le rôle qu’on doit incarner. La femme doit se maquiller pour cacher de la peau qui semble lui faire horreur. L’homme d’affaires doit s’étrangler avec sa cravate. Dès lors que je refuse cela, je dois me battre pour lutter contre les préjugés liés à mon aspect. Mais je continuerai à mettre mes chemises d’homme, à dire ce que je pense sans complexes et à chanter dans la rue.

Boire la vie et lire le ciel

La recherche éternelle d’une échappatoire anime tous ceux qui ont ressenti la noirceur de la brume, qui ont vu leurs muscles se resserrer, se recroqueviller en eux, comme si, en rapprochant leurs organes, ils avaient pu rassembler leur Être. Nous avons oublié comment parler.

Nous avons oublié comment écrire. J’ai oublié comment penser. Je suis perdue dans une jungle de mots, un labyrinthe d’associations, un filet de possibles. Un cri sourd et aigu, clair et rauque, encombre ma tête, mes tympans, mes yeux. Je voudrais tout effacer et recommencer encore. Toujours. Rien ne semble approprié à extérioriser mon âme inconnue.

Un rayon de soleil avait transpercé d’une flamme brillante le ciel sombre de la ville et je suis sortie. Dans le parc, les vieilles dames qui n’avaient pour occupation que d’engraisser autant qu’elles des pigeons gloutons faisaient saliver des chômeurs affamés, se cachaient dans leur châle, une bouillotte dans les bras, dès que leurs yeux fatigués avaient cru voir la première feuille danser avec le vent, menaçant de défaire la coiffure soignée de leurs cheveux argentés dont une grasse peinture avait fait disparaître l’éclat. Alors j’ai levé les yeux. Le brouillard dont l’étau s’était resserré sans repos depuis mon enfance avait disparu. Je voyais le dégradé d’or et de rubis des arbres. Pourquoi les branches ne s’élevaient-elles pas plus haut si ce n’était pour être admirées et sublimées par le regard d’un Être ?

Être calme, prendre son temps.

Allongée au milieu d’une nature menaçante qui avait perdu tout ce qui la rendait douce et colorée, je m’abandonnais aux délices de la musique que j’entendais pour la première fois. Tout commençait avec le vent grave qui s’engouffrait dans les contrebassons et allait faire vibrer les cordes des violoncelles. Plus loin, une harpe leur répondait, accompagnée d’une clarinette. Les tambours venaient rompre la mélodie pour ouvrir pompeusement la voie aux flûtes grinçantes et aux hautbois sifflants.

Dans son témoignage, Mohammed nous parle de la quête du bonheur. Qu’est-ce que le bonheur ? Et si nous ne l’avions jamais connu ?

Dans ce spectacle total, avec le vent qui m’enrobait de douceur et les branches qui me faisaient frémir, je m’oubliais, laissais les nuages emporter toute mon âme. Seul mon corps inerte, l’enveloppe opaque de mon âme enfin évadée, restait au milieu des arbres et s’enfonçait toujours plus au milieu des racines. Ne plus respirer. Laisser le vent entrer entre ses lèvres, mais sans l’y forcer. Laisser le vent guider les courbes de son corps. Echapper, enfin, au rythme effréné de l’Humanité. Pouvoir dormir dans les ruisseaux, boire la vie et lire le ciel. Laisser tout son être voguer au rythme des vagues dans la nature. Être calme, prendre son temps. N’avoir besoin de rien, pouvoir vivre. Vivre, enfin, comme un Homme.

Il ne fallait plus y penser. Oublier pour vivre. Suivre pour avancer.

 

Victoria, 19 ans, Globe-trotter, Berlin

Crédit photo Gratisography

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2 réactions

  1. Bravo
    Pour la première fois je n’ai pas pu m’arrêter jusqu’à la fin du texte.
    Des paroles émanant du cœur.

  2. Ta plume est un délice ! Et le propos est profond…

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