Sophie M. 14/04/2020

Éducatrice de mineurs délinquants, mon métier de tous les extrêmes

tags :

Sophie adore son taff. Mais entre l'impuissance face à ces jeunes perdus, la charge émotionnelle et les conflits quotidiens, éducateur spécialisé dans son foyer, c'est dur.

« – Tu fais quoi dans la vie ?

– Je suis éduc’ à la PJJ.

– Hein ?

– J’accompagne des mineurs délinquants placés dans un foyer.

– Olala, mais comment tu fais ? Je ne pourrais pas… »

Et moi ? Avant d’adopter ce métier, pensais-je avoir les épaules assez larges et le mental pour l’exercer ? Du haut de mon mètre cinquante-cinq et avec mon apparence juvénile, j’ai pas vraiment la tête de l’emploi. Dans l’esprit collectif, l’éducateur est souvent à l’image du grand frère. Et pourtant.

Être éducatrice c’est des coups de pokers et des prises de risques

Voilà près de deux ans que je suis éducateur spécialisé dans un foyer de la PJJ [Protection Judiciaire de la Jeunesse]. Une administration du Ministère de la Justice prenant en charge des mineurs dits « délinquants », des enfants fragilisés par les tempêtes et gifles de l’existence. Difficile de filer droit quand la vie cabosse. Alors certains gamins empruntent le chemin sinueux de ceux qui non seulement ne savent pas où ils vont, mais pensent surtout qu’ils ne sont attendus nulle part.

Deux ans que j’accompagne au quotidien douze adolescents placés par un juge pour six mois en moyenne suite aux actes commis ou présumés, dans l’objectif de se recentrer, de réfléchir, de grandir et de prévenir la récidive. Il s’agit d’enrayer la spirale infernale en mettant en place des actions multiples : remobilisation scolaire, suivis psychologique et médical, activités de médiation sportives et culturelles telles que la boxe ou des ateliers de musique, travail de réflexion avec la famille… Autant de coups de poker et de prises de risques. L’éducation est un pari quotidien.

Deux ans que je tente chaque jour de créer du lien avec des jeunes qui donnent du fil à retordre. Placés sous « main de justice », ils refusent parfois nos mains tendues. On leur propose une oreille attentive, ils vont rester mutiques. Un regard bienveillant, ils vont se retrancher derrière leur capuche. Une activité qu’ils acceptent, pour finalement se débiner.

Les mots, remparts contre l’ignorance

Bref, il s’agit alors de persévérer malgré le rejet et le mépris qu’ils peuvent nous manifester. Il s’agit de voir au-delà de ce qu’ils donnent à montrer, de ne pas les enfermer dans un statut ni de les réduire à une qualification pénale. Réussir à déceler le diamant brut derrière la carapace. Ne pas prendre pour soi la palette de manœuvres qu’ils sont susceptibles de déployer pour provoquer l’antipathie : vulgarité, désinvolture, violence verbale ou physique, impolitesse, irrespect, ingratitude…

En cette période de confinement, la protection de l’enfance l’Aide Sociale à l’Enfance est gravement affectée ; tant du côté de la PJJ, que de celui de l’Aide Sociale à l’Enfance. Être éducateur spécialisé, c’est gérer les jeunes avec des effectifs réduits. Le secteur est en crise.

Il s’agit alors de trouver une parade et de réagir à contre-pied de la réaction qu’ils pensaient susciter chez nous ! Ils sont par exemple souvent surpris de me voir sortir le dictionnaire lorsqu’ils profèrent une insulte à mon égard, ou encore d’utiliser volontairement des mots qu’ils ne connaissent pas pour étoffer leur vocabulaire. Mon métier est un métier de lien dans lequel le langage tient une place essentielle. Alors, j’ai toujours recours aux mots comme un rempart contre l’ignorance. Il s’agit de ne jamais oublier qu’ils ne sont que des enfants écorchés se persuadant d’être des gros durs insensibles. Un jour, j’ai demandé à un jeune ce qui était le plus dur dans son placement. Réponse : « Les pleurs de ma mère. »

Je ramenais chez moi des problèmes qui n’étaient pas les miens

En jeune professionnelle, on se croit invincible, portée par une énergie débordante à mi-chemin entre la naïveté et l’opiniâtreté, la ténacité et l’insouciance. On ne tolère ni l’échec ni la frustration puisqu’il n’y a pas pire situation pour un travailleur social que de voir quelqu’un se saboter sans pouvoir agir. Comme ce gamin qui continue à s’enfumer malgré nos discours alarmistes ; ou cet autre qui continue ses vols car il pense n’avoir aucune autre issue que le chemin délictuel ; ou encore, celui qui sèche les cours et gâche son potentiel.

Il y a quelques mois encore, je ramenais chez moi des problèmes qui n’étaient pas les miens. Incapable de faire le tri entre mes émotions et celles des gamins. J’apportais dans mon domicile les problématiques du foyer, incapable de mettre de la distance entre ma mission et ma maison. Et puis, j’ai appris. Appris à comprendre et accepter les limites de mon intervention.

Je suis éducateur spécialisé, pas une super-héroïne

Je suis éducatrice et non pas super-héroïne. Aucune cape n’habille mes frêles épaules alors j’ai dû apprendre à mettre des barrières. On ne peut changer à leur place, on peut seulement mettre en place les conditions d’un sursaut favorisant le changement. Il faut apprendre à lâcher-prise face à leurs résistances, se dire que nos actions sont des graines dans leurs champs qu’ils doivent apprendre à eux-mêmes labourer.

Diego faisait pas mal de conneries, ça l’a conduit en foyer. Aujourd’hui, il fait tout ce qu’il faut pour retourner chez lui.

Un jeune garçon est assis face au bureau rempli de dossiers d'une juge, qui le regarde avec attention.

Il faut aussi croire à leur intelligence de la débrouille, à leur sens de l’adaptation. Parfois, ils ont la chance d’avoir une passion qui les sauve. Je pense à ce môme doué en musique, qui utilise l’écriture pour exorciser ses zones d’ombre. À nous de réveiller leurs talents et, pour ça, nous devons les aider à se connaître, leur proposer suffisamment d’alternatives pour envisager d’autres voies.

Au début, ils pensaient que j’étais « infiltrée »

Alors oui, il y a encore des jours de désespoir, des jours où je me demande à quoi je sers tant le sentiment d’impuissance me gagne. Des jours où, suite aux exclusions scolaires, aux déferrements, aux mises en examen, aux bagarres, aux échanges houleux, je me demande ce que j’aurais pu dire de différent, ce que j’aurais pu faire de plus, de mieux. Comme ces jours où l’on apprend l’incarcération de jeunes dont on avait croisé la route quelques mois auparavant.

Mais aucune nuit n’étant éternelle, je me lève le lendemain animée par l’espoir, convaincue du bien-fondé de mon action. Il suffit d’un sourire, d’un bonjour, d’un fou rire, d’un merci sincère, d’un débat animé pour me galvaniser de nouveau.

Sophie a écrit un livre sur son métier : « Oeil pour oeil, clan pour clan ». À travers son journal intimiste, elle donne à voir l’univers singulier de la PJJ et témoigne de la difficulté d’être éducateur spécialisé dans ce milieu.

À mes débuts, certains jeunes me pensaient « infiltrée »… Ils croyaient que j’étais une indic’ tellement je ne correspondais pas à leur image de l’éducateur. Aujourd’hui, en petit bout de femme au bagou affirmé, j’ai fait ma place et compris que la mission première de tout éducateur spécialisé est d’aider chaque personne qu’il accompagne à trouver la sienne.

Sophie, 27 ans, salariée, Noisy-le-Grand

Crédit photo Allociné © Wild Bunch Distribution // La tête haute d’Emmanuelle Bercot (film 2015)

Partager

4 réactions

  1. Bonjour Clara,

    Le titre dit bien éducatrice, c’est seulement pour le référencement Google que ça dit Educateur et la raison est simple : beaucoup plus de gens cherchent “éducateur” et on voulait que son témoignage soit le plus accessible possible ! Les joies du référencement sur internet… mais tu as raison !

  2. C’est un beau témoignage, merci. Mais je me demande juste pourquoi avoir souvent écrit “éducateur” et pas “éducatrice” dans le texte ?? C’est dommage car dans le travail social, où les femmes sont pourtant majoritaires, on leur attribue d’avantage certains postes et pas d’autres… Comme ici ! Alors que visiblement tu fais un taf remarquable en tant qu’éducatrice 😉

  3. Coucou my Sophie,
    Je t’ai lu, j’ai entendu ta voix, et t’ai tout simplement senti, présente à côté de moi.
    Merci pour ce moment.

  4. Je trouve que c’est un très beau métier et en tout cas j’adorerais pouvoir aider ces jeunes !

Voir tous les commentaires

Commenter